CHAPITRE VII
Marion marchait. Seule, sur la route bordant le mur d'enceinte du parc qui l'isolait du reste du monde, elle marchait, pensive. Elle n'avait pas pu supporter l'idée de rester tout l'après-midi enfermée, à regarder dormir trois innocents pendant qu'on s'infiltrait dans leurs crânes.
Elle avait vécu ces derniers jours au bord d'elle-même. Puis l'angoisse était revenue, portée par le temps qui n'en finissait plus de passer.
Il bruinait. Le ciel prenait une couleur d'océan sans vagues. Elle ne prêtait pas attention à la pluie qui mouillait ses cheveux ; des gouttelettes scintillantes s'accrochaient à ses mèches, tombaient sur ses joues comme des larmes.
Elle avait eu sa chance. Elle avait réussi à oublier. David était avec elle, et tout était bien.
Touchant de ridicule. Elle se remémora une ancienne discussion avec une copine de fac, où elles avaient évoqué en riant l'idée d'un couple de psychiatres. « Chérie, si on faisait l'amour sur le divan... » Ouais. Tout semblait plus facile, en ce temps-là. Du moins, avec le recul...
Elle y avait presque cru, à cette stupide histoire d'amour. Jusqu'à ce que le doute la rejoigne sur sa trajectoire rose bonbon. L'avenir ne lui apparaissait qu'à travers une masse floue, indistincte, et de toute façon elle ne voulait pas y penser. Elle s'évertuait à vivre pour l'instant présent. Elle y parvenait presque.
Le problème était revenu, naturellement. Elle le percevait dans leurs discussions. Elle sentait...
que tout dérapait. Chacun se réfugiait sur sa petite planète, se coupait de l'autre. Elle reconnaissait chez David ce regard qui semble plonger très loin, ces petits hochements de tête qui ne signifient rien... Et elle aussi dérapait, parfois. Lorsque David parlait voitures, ou politique, ou tous autres sujets qui ne la concernaient pas. Toujours cette sale barrière des mots qui ne voulaient pas sortir...
David était parti en voiture avec Harrington et un autre type dont elle ne connaissait pas le nom. Voir un match de base-ball, dans les environs. Absence sans conséquences, comme la sienne du reste: le congrès devenait de plus en plus anarchique, inorganisé. Un ballet de psychologues aux yeux avides, un va-et-vient incessant pour regarder dormir trois gosses. Cette sarabande lui donnait mal au crâne. Elle avait quelque chose d'indécent.
Marion pensa aux peep-shows de Trafalgar Square, où pour une livre les mateurs du dimanche venaient voir danser une fille nue. Un jour, une de ces pauvres gosses était venue la voir. Pas plus de dix-huit ans, des yeux vieux comme le monde. Au début, elle ne détestait pas ces regards sur son corps. Cela l'excitait même.
Ensuite, elle levait un type à la sortie. Elle se faisait vingt livres et prenait son pied par la même occasion. Puis elle s'était mise à voir des yeux qui la suivaient, partout, chez elle, dans la rue, dans sa chambre, dans la salle de bains, partout ces regards collés sur elle, même lorsqu'elle était seule. Elle était entrée en clinique, puis on l'avait transférée sans juger bon de prévenir Marion qui n'avait jamais su ce qu'elle était devenue. La fille n'avait personne pour la réclamer, pas de parents dignes de ce nom, personne. Peut-être s'en était-on débarrassé d'un simple coup de stylo en bas d'un formulaire. Recroquevillée entre quatre murs blancs, peut-être suppliait-elle encore tous ces yeux de la laisser tranquille... Et tout le monde s'en foutait. Marion soupira. Il pleuvait toujours et ses joues étaient mouillées. Pourquoi ces fantômes venaient-ils toujours la hanter?
Elle imagina une fois encore les solutions du bon sens, les conseils d'un confident.
«— Pense plus à tout ça... »
«— Je voudrais bien! »
«— Prends des vacances! »
«Faudrait aussi que j'arrive à mettre ma tête en vacances. Et ça, c'est pas si facile... »
«T'as jamais pensé à partir? »
«Où ça? Faudrait qu'il y ait un endroit où les gens soient moins vaches, où le soleil brillerait davantage et pour tout le monde, un endroit sans peur, sans morts, sans haine, et ça, j'en connais pas... C'est partout pareil et puis tu me gonfles, je ne vois pas pourquoi je te racontes tout ça, d'abord t'existes même pas... »
Un rayon de soleil brisa la voûte de nuages, illuminant un coin de campagne. C'était si beau que Marion s'arrêta pour admirer le spectacle.
—Attendez-moi!
Elle se retourna et vit Rosy Delmont qui courait sur la route humide en agitant le bras. Sa silhouette boulotte avait quelque chose de risible et de touchant à la fois. La petite bonne femme arriva à sa hauteur.
—Dites donc, vous cavalez ferme! haleta-telle en souriant. J'ai crié, mais avec ce vent...
Marion sourit. Le rayon de soleil s'était enfui.
—Moi aussi, j'en ai eu marre... Besoin de prendre l'air! On pouffait marcher un bout de chemin ensemble!
—Bien sûr!
La présence de Rosy réchauffa le cœur de Marion. Elles parlèrent de choses et d'autres.
—Dites, lança Rosy, on n'est pas très loin du village. Je vous offre le thé, il y a un petit pub adorable!
—D'accord!
A l'entrée du village, elles se tutoyaient et riaient de leurs souvenirs de fac. Tout naturellement, devant le thé et les petits gâteaux, elles en vinrent aux confidences.
Rosy soupira en remuant le liquide doré.
—C'est à cause de Sal que j'ai failli louper mon « degree »... J'étais amoureuse dingue, à l'époque... Il s'appelait Salomon je-ne-sais-plusquoi... C'était le genre juif obsédé par son judaïsme, tu vois, nerveux et tout, si un prof lui mettait une sale note c'est qu'il était antisémite... Vraiment chiant! Et avec ma famille, ça a pas mal coincé... Quand aux siens, n'en parlons pas! Sinon, on aurait presque pu se marier... Heureusement, on ne l'a pas fait!
Ses yeux se perdirent dans un brouillard de souvenirs.
—C'est bien loin, tout ça..., soupira-t-elle.
Marion se demanda quel âge elle pouvait bien avoir.
—Et toi, ça va... Avec David?
Marion se figea. Elle revoyait la nuit dans le parc... Rosy étendit les bras en souriant.
—Allons, ne sors pas tes griffes, je ne vous guette pas par les trous de serrure ! Simplement... tu n'avais pas l'air très à l'aise. Et puis, vous ne vous cachez pas plus que ça!
Elle se penche en avant, la mine complice.
—Et puis, t'en fais pas, ce n'est pas de la déformation professionnelle! Alors, tu me racontes?
Parler. Cela lui faisait du bien. Rosy semblait si compréhensive, elle la mettait en confiance, avec sa gentillesse, son assurance... Elle se raconta d'abondance, sans pouvoir réfréner le flot de paroles qui lui montait aux lèvres. Elle n'aurait pas dû, elle le savait ; et plus elle s'en rendait compte, puis elle s'enferrait. Elle déversa tout, ses craintes, ses angoisses, sa honte, sa culpabilité. Rosy écoutait, attentive, ouverte. Parfois, elle relançait la machine avec une remarque d'une acuité étonnante. Elle devait avoir beaucoup vécu, sous ses airs extravagants. Au fond, elle aussi portait un masque, à sa façon...
Le temps passa. Très vite. Au-dehors, la nuit tombait. Il y eut un silence. Marion n'aimait pas le silence, mais celui-ci n'avait rien de gênant.
Rosy lui sourit.
—Si on veut arriver à temps pour le dîner...
—D'accord, on y va!
—On prend un taxi? J'ai eu mon content de marche à pied! Trois miles, c'est honnête !
Elle partit téléphoner. Marion se dit qu'elle avait peut-être gagné une amie. Mais elle avait été la seule à parler, elle devait passer pour une affreuse égoïste... Encore cette impression de doute... Peur de n'avoir pas été comprise. Qu'y avait-il à comprendre d'ailleurs? Elle-même n'en savait rien... Et puis, elle connaissait ces relations d'un jour... On se reverra, on se téléphone, on s'écrit, et puis on ne le fait jamais.
Souvenir des longues vacances universitaires, où elle s'ennuyait à crever. On téléphone, oui, on se revoit, on se parle, et puis on sent une distance, et on s'aperçoit qu'on est la seule à téléphoner, à inviter ; alors on n'ose plus appeler, on attend, on attend, on croit que les autres vous feront signe, mais ils ne le font pas, ils sont occupés ailleurs, se fichent pas mal de vous. On reste seule, on se trouve nulle, moche et on pleure, et on les rencontre, un jour, ici, ou là, « Tiens, salut, comment va, on se rappelle, d'accord », et on attend et attend et espère mais ils ne rappellent pas, et c'est reparti... « Qu'est-ce qu'ils ont donc de plus, les autres? » se demande-t-on. Il n'y a pas de réponse. C'est comme ça, c'est tout. En avoir ou pas...
Rosy revint du téléphone. Elles attendirent le taxi à la porte du pub, frissonnantes dans l'air froid du soir.
Marion pensa à Sandy et Brian. Eux, ils n'avaient rien à se cacher, pas besoin de se mentir. Elle aurait aimé qu'on la branche à cet appareil, avec David. Ainsi, ils auraient pu se comprendre sans passer par les mots, les mots qui trompent. Ils auraient vu leur vérité...
Mais l'expérience risquait d'être amère.
Peut-être alors valait-il mieux se rassurer avec des mensonges. Elle ne savait plus. Pourquoi est-ce toujours si compliqué?
***
Au fond du rêve...
La guerrière-Sandy avait peur. Elle regardait autour d'elle, anxieuse, les murs noirs prêts à l'étouffer.
Elle marchait au coeur du labyrinthe.
Même éveillée, elle n'aimait pas trop s'y risquer. Elle sentait, d'instinct, le danger. Des gens corrects dans des bureaux coquets avaient tenté de la faire rentrer dans le labyrinthe, l'avaient bercée de leurs voix caressantes. C'était agréable. Alors elle leur avait parlé, parlé, de Cathy et d'Emily et de Sandy, l'autre, la chanteuse qui était morte. De Vincent, aussi, parfois.
Mais ce n'était que... la surface. Les portes du labyrinthe. L'intérieur n'appartenait qu'à elle.
C'était comme si elle avait fermé à clé une des pièces de son appartement et n'y était plus jamais rentrée. Elle avait oublié où se trouvait la clé. Il lui suffirait de la chercher un peu pour remettre la main dessus, mais elle ne le voulait pas. C'était la pièce hantée, comme dans les vieux contes d'épouvante.
Aujourd'hui, elle était entrée dans la chambre. Elle avait peur.
Tout bruissait et crissait, autour d'elle. Elle serra plus fort la crosse de son revolver. Puis les murs s'ouvrirent.
Une lande. Un instant, elle se crut revenue au pays des rêves. Mais tout était si sombre, le vent soufflait si fort... La guerrière s'arc-bouta pour lui résister. La frêle Sandy n'aurait jamais tenu, pensa-t-elle. Curieusement, cette idée lui donna du courage.
Puis elle se retrouva face à la tombe.
Une tombe entièrement noire. Le marbre sombre nervuré de filaments blanchâtres était recouvert d'un fin gravier noir que le vent soulevait. Et sur la croix, un nom : Sandy. Une photo en médaillon. Celle de Sandy. L'autre.
Le gravier s'envolait par couches, en tourbillons noirs. Quelque chose apparut dessus.
Un cerceuil. En lettres d'or sur le bois verni, était écrit : Sandy.
Du fond de sa peur, la guerrière-Sandy entendit les encouragements des autres. Ils étaient là, flottant dans l'air, comme des génies tutélaires veillant sur elle. La guerrière était forte. Son regard ne fut plus que deux fentes brûlantes.
De ses mains gantées d'un rouge éclatant, elle saisit le couvercle du cercueil, tira. Dans un autre monde, le coeur de Sandy battait follement.
Le cercueil ne contenait rien de mort ou de vivant. Seulement un vieil électrophone.
Lorsque le couvercle fut entièrement relevé, l'aiguille se posa sur le disque de vinyle noir, et une voix mélodieuse s'éleva : Are you going away, with no words of farewell, will there be flot a trace left behind I could have love you better, didn't mean to be unkind, you know that was the last thing on my mind...
La guerrière-Sandy reprit la chanson qu'elle connaissait par coeur. Sandy se sentait soulagée.
Elle eut l'impression d'avoir remporté une victoire, sans savoir pourquoi.
C'est alors que la lumière s'alluma.
Un rectangle de lumière se découpait au coeur d'un mur de ténébres. Sandy plissa les yeux pour apercevoir les contours de la vieille demeure battue par les vents, menaçante. Et il y avait cette fenêtre allumée...
Une silhouette s'y encadra, mystérieuse, éclairée par derrière.
Sandy gémit, fondit littéralement sous l'effet de la peur ; la peur rebondissait entre les parois de son cerveau, la peur peurpeurpeur...
... La silhouette quitta la fçnêtre. Et voici qu'elle s'approchait, s'approchait... Un homme grand, puissant, bras tendus pour saisir Sandy qui claquait des dents de terreur... La guerrière prit posément le revolver et visa. L'homme se précipita sur elle...
... Et le monde explosa. Le corps inerte tomba à côté d'elle. La guerrière remit le revolver dans son étui.
A nouveau la lande parsemée de statues. Ses amis, le guerrier masqué et l'ours, l'attendaient.
Elle leur sourit. Sandy avait pu reconnaître le visage de l'homme, juste à temps : lorsque la guerrière posa de nouveau ses yeux sur le cadavre, celui-ci c'était évaporé, comme les parois du labyrinthe.
Trop tard. Elle l'avait reconnu.
Son esprit replongea dans le passé, lorsqu'elle n'était qu'une lycéenne en uniforme... Elle revit cette chambre d'hôtel. Cet homme. Le bruit des voitures sillonnant la rue, de l'autre côté des stores filtrant la lumière éblouissante du soleil, dans un bruissement de fourmilière tranché par les glapissements des klaxons.
Sa mère ne lui avait rien caché des choses de l'amour. Elle lui avait parlé bien souvent avant le jour où son premier sang ne fasse d'elle une femme. Ce jour-là, elle s'était sentie incroyablement fière. Souvent, pendant les semaines où l'absence de son père devenait presque palpable, sa mère lui racontait la joie profonde qu'on éprouvait en faisant l'amour, lorsqu'un homme vous caressait, vous pénétrait, vous adorait comme une déesse sauvage et sensuelle.
Agenouillée à ses pieds devant le grand fauteuil, Sandy écoutait. En parlant, le visage de sa mère prenait peu à peu une expression particulière, ses yeux se fermaient à demi et son sourire devenait extatique. Elle se retirait au plus profond d'elle-même pour y contempler quelque chose de très beau, qui n'appartenait qu'à elle, et tentait vainement de le partager avec des mots. Parfois, brusquement elle ouvrait grand les yeux, et regardait Sandy comme si elle l'avait oubliée. Alors elle la prenait dans ses bras et la serrait à l'étouffer.
Cet été-là, Sandy se levait très tôt. La fenêtre de sa chambre donnait sur un petit bois où coulait un ruisseau. Elle ouvrait les volets, et le soleil inondait la pièce de sa clarté chaleureuse.
Alors, après avoir vérifié que personne ne pouvait la voir, elle enlevait sa chemise de nuit et se laissait baigner par ses rayons. Puis elle contemplait dans la grande glace de l'armoire son corps laiteux nimbé d'un halo incandescent. « Je suis femme », se disait-elle. Elle prenait ses seins fermes dans ses paumes, se demandait quand ils seraient prêts pour l'amour.
Elle n'avait plus longtemps à attendre. Elle avait quinze ans — enfin presque. Le jeune voisin en avait dix ans de plus. Il peignait et avait proposé de faire son portrait. Un jour, il l'emmena chez lui, dans son atelier, pour lui montrer ses tableaux. Elle le trouvait beau. Elle s'attarda sur les croquis de nus dessinés au crayon. Des femmes bien en chair.
«— Je les dessine à l'école », dit-il.
«— Tu as des modèles? Des femmes? »
«— Oui. »
«— Nues? »
«— En général, oui. »
Il observa un temps de silence. La chaleur était étouffante dans l'atelier. Il s'en dégageait une odeur épicée, ambrée. Elle crut sentir l'odeur des femmes-modèles. Une odeur d'amour.
«— Certaines viennent ici? »
«— Oui... Parfois. »
Il se tut. Puis, sans la regarder, comme on se jette à l'eau.
«— Je t'ai vue, à ta fenêtre, le matin. »
Elle sourit. Ne ressentit aucune honte, car il n'y en avait aucune à avoir.
«— Plusieurs fois? »
«Oui. »
«Est-ce que tu me trouves belle? »
«Oui. »
il l'attira à elle, caressa ses seins, sous la chemise. Elle ferma les yeux. Enfin, enfin, elle allait connaître l'amour. Elle avait confiance. Ce serait formidable.
Il l'emmena dans sa chambre.
Ce ne fut pas la fête des sens qu'elle espérait.
Elle se déshabilla, s'étendit sur le lit. Tout de suite, il se rua sur elle. Rien du cérémonial qu'elle attendait. Son corps n'était pas encore éveillé qu'il la prenait déjà, brutalement. En quelques instants odieux, tout fut terminé ; il la regardait avec un sourire bêtement satisfait. Il lui avait fait mal. Elle le lui dit, désemparée.
«Ça m'a fait mal. (Elle se rhabilla à grands gestes nerveux, puis resta debout, raide.) J'ai toujours mal. »
«Tu étais trop crispée. C'est pas grave. »
Il avait l'air de ne pas y attacher d'importance.
Il se repeignait sans lui accorder un regard.
Pourtant si, c'était grave. Elle se sentit trahie, volée de son plaisir, violée. Le moment le plus important de toute sa vie, et...
Elle le dévisagea. La haine s'enfla en elle et la submergea comme une onde rouge. Elle se jeta sur lui. Il la maîtrisa sans peine.
«— Non mais, ça ne va pas? »
Elle se dégagea, sortit en courant de l'atelier.
Elle erra dans les rues, perdue, désorientée. Un policeman lui demanda ce qui n'allait pas ; elle s'enfuit. Elle finit par échouer derrière chez elle, dans le petit bois. Elle regarda longtemps couler l'eau du ruisseau. A la nuit tombée, elle se déshabilla et y lava la blessure de son ventre à vif. Elle ne rentra qu'au matin. Sa mère dut comprendre car elle ne la gronda pas.
Ensuite, il n'y eut plus de désir. Certains hommes, parfois, parce qu'ils avaient l'air si sûrs d'eux qu'elle ne pouvait se refuser sans devenir méchante, sans les haïr. Et elle ne voulait plus haïr. Le peintre lui avait appris la haine, mais lui seul la méritait. Quelques hommes, aucun qui ne soit resté — « Tu es bizarre, on ne sait jamais ce qui te passe par la tête » , et une nuit la petite Becky, qui ressemblait à une poupée fragile, qui pleurait, qui avait tant besoin de tendresse et de caresses. Puis il y avait eu Vincent, Vincent qui avait redonné vie à ses sens, à son corps. Après Vincent, la solitude. Elle n'avait vraiment haï qu'une seule personne et n'avait vraiment aimé qu'une seule personne. L'une était morte.
L'autre...
L'autre était au fond du labyrinthe. Bien vivante. Et quelque part dans le monde. Bien vivante.
Elle regarda ses amis. Leur présence lui redonna courage.
Elle tuerait la haine. Dans un autre rêve, ou dans celui-ci, peu importe. Ils avaient tout le temps du monde devant eux.
« C'est à Dieu qu'il appartient de punir les méchants, nous, nous devons apprendre à leur pardonner... »
Tout cela n'avait pas d'importance, ils ne faisaient vraiment de mal à personne. Après tout, ce n'était qu'un rêve...
***
Hareton avait vieilli. Mais il peignait toujours.
Surtout des intérieurs, salles de restaurant, salles d'exposition, qui rapportaient pas mal d'argent. Il y avait longtemps qu'il avait abandonné l'art. Sauf pour ses croquis de nus. En cette période troublée, il n'avait aucun mal à recruter des modèles pour des prix assez bas.
Des modèles qui faisaient rarement difficulté pour passer à côté, dans sa chambre, en échange d'une rallonge de quelques livres. Hareton avait vieilli, mais il n'avait pas tellement changé. De toute façon, il ne sortait plus guère de son atelier qu'il avait transformé en un véritable bunker bardé de serrures. Il avait même acheté très cher à un petit revendeur un fusil semblable à ceux qui équipaient les « Bobbies » depuis qu'ils portaient des armes à feu (c'était un de ses modèles qui l'avait branché sur le coup).
Hareton était dans son état normal, c'est-àdire légèrement soûl. Il abusait du gin, ces temps-ci. Il avait beau aimer la solitude, les soirées se faisaient longues... Il se tenait avachi dans son fauteuil habituel, reposant son gros ventre — ne pas sortir, boire beaucoup, prendre de l'âge... , en regardant un show antédiluvien de Benny Hill à la télévision. Il y avait quelques années, ce genre de pitreries l'amusait encore ; maintenant, elles l'endormaient..
Il eut un bref moment d'absence. Il reprit conscience alors qu'il piquait légèrement du nez.
Il ne distinguait plus l'écran de télévision.
Hareton plissa les yeux. Il devrait rêver. A la place de l'écran il voyait un paysage. Un désert.
Flou, comme une projection en trois dimensions. Et pourtant... Pourtant, il voyait par transparence le mur de son atelier, distant à peine de quelques pieds... Et pourtant, le paysage s'ouvrait à Il rêvait. Il cligna des paupières pour dissiper le cauchemar. Celui-ci n'en devint que plus réel.
Bientôt, il ne distingua plus le mur d'en face. Il ne voyait plus que la lande, parsemée d'étranges statues noires.
Il se retourna vivement. Ses toiles en cours, son matériel, le décor rassurant de son atelier.
Rien que de parfaitement normal. Mais au-delà de ce décor s'étendait un pays de cauchemar!
Il se leva lentement de son fauteuil. Et les vit, tous les trois.
— Cette fois-ci, je suis dingue !
Un monstre aux griffes monumentales. Un homme en noir au visage blanc. Une femme costumée de rouge, comme une Walkyrie mythique.
La guerrière s'avança. Un sourire apparut sur ses lèvres minces.
Elle trouvait la situation plutôt amusante, à un détail près. Sandy ne l'imaginait pas dans cet état. Ce gros homme avachi... Sa détermination fléchit. Puis, tout d'un coup la haine reparut.
Celle qui rôdait dans le labyrinthe.
Comme ce fameux jour où il lui avait fait mal.
Mais il ne lui causerait plus aucun mal. Le sourire de la guerrière s'élargit. Elle sortit lentement le revolver de sa gaine...
L'homme avait l'air surpris, épouvanté. H ne paradait plus.
— C'est pas grave, c'est pas grave, chantonfia-t-elle en braquant le revolver.
La première balle perça la toile, derrière l'homme. La guerrière aima la peur qu'elle lut sur son visage. Elle tira une nouvelle fois, fracassa un lampadaire ; l'ampoule explosa dans un « pouf)> grotesque.
La guerrière se trouvait face à l'homme, maintenant, dans l'appartement. Ses pieds foulaient le plancher et non le sol dur de la lande. Face à l'homme qui suait de peur. Elle lui colla le canon sur le nez.
— On est toujours puni par où l'on a péché, murmura-t-elle.
Le canon descendit lentement contre son menton, sa poitrine, son ventre... Descendit encore un peu.
Elle tira.
Puis le revolver remonta pour le coup de grâce miséricordieux. Le sang de Hareton jaillit jusque sur une toile blanche, traçant une arabesque démente. Sa mort serait sa dernière œuvre.
La guerrière-Sandy baissa les bras, le revolver brûlant entre ses mains.
— J'ai tué la haine.
Elle se répéta ces quelques mots pour bien s'en imprégner. Le labyrinthe venait de se rétrécir comme une peau de chagrin...
J'ai tué la haine.
Son rire libérateur retentit follement entre les parois de l'atelier vide.